“Un an à Paris a bouleversé ma vie.” Eh, non. Bien que ce soit vrai, c’est trop pathétique. “Paris m’a ouvert la porte vers une liberté invraisemblable de connaître et de savoir ce que c’est la vie.” Non, ca ne va pas non plus. C’est trop névrotique et d’ailleurs banal. Al ors, voyons. Comment commencer?
“Vivre dans les rues… Connaitre son quartier comme on connait sa chambre… Boire et fumer sans mesure et respirer l’air de pavés et des jardins publics… Connaitre les noms de tous les projectionnistes dans les cinoches du cinquième et ne connaitre guère ceux de profs de Sciences Po… Connaitre tous les petits coins au jardin Montsouris où on s’embrasse tellement bien… Apprendre à apprécier toute la musique de Bach à Offenbach et l’écouter n’importe où, n’importe quand, à Saint Sulpice ou bien au café… Apprendre à partager la dernière clope avec des copains et à donner des cours d’anglais et de russe aux étudiants de Nanterre qui sont aussi pauvres que toi… Savoir se débrouiller à la préfecture de police et se tenir bien auprès d’agents de France Telecom quand les poches sont vides et qu’il n’y a plus de sous pour payer la facture… Ne plus jamais retourner au bistrot Chez Clotilde dans la Butte aux Cailles où les petits bourgeois s’amusent en discutant le communisme et le colonialisme américain comme s’ils en savaient quelque chose… Etre ravi de trouver un bouquin anglais et passer des heures chez Shakespeare et Compagnie en face de Notre Dame parce qu’on en a marre de la langue française, de la France et des français… Connaitre par cœur les vers de Verlaine, de Prévert, et de Rimbaud et les chansons de Brassens, de Barbara et de Joe Dassin (quel goût!)… Se comporter comme si on était chez soi à Paris et être fier de le montrer aux parents qui visitent et les présenter à l’arabe de coin et à sa famille qui sont les meilleurs amis… Apprendre à rouler les ‘r’, à cracher sur les trottoirs, à parler avec un accent Parisien, à se moquer des gens de Montpellier et de la politique coloniale américaine, à être fier de ne connaitre rien de la province française et de ne vouloir jamais quitter Paris pour une autre ville quelconque ou même juste pour visiter une autre région de la France… Etre en retard pour se présenter à l’aéroport pour finalement revenir aux Etats Unis parce que la veille on a trop bu avec Madame Dubrana, la femme chez qui on logeait dans un HLM du quatorzième, et son amie la baronnesse de Bourgoin… C’est ça ce que ça veut dire passer un an à Paris.” Voilà. Je pourrais commencer comme ça.
Alors, je commence…
Texte de Daniel Levin, EDUCO/Cornell 1999/2000
10 juin 2011